Désormais commence la légende où les traits du Déserteur se mêleront parfois à ceux de l'homme qui vécut volontairement dans la haute solitude de l'alpage de Siviez, au-delà de toute demeure humaine. Un saint, disaient les villageois qui venaient de loin, en pèlerinage, lui demander conseil ou réconfort. Mais le Déserteur, lui, fut pèlerin dans sa paroisse adoptive. Ame forte, il a tout assumé de lui-même. Ame qui prie, il a répondu à la charité par la poésie de sa peinture. La communauté lui offrait la pleine sûreté des maisons, la douceur des foyers, la fin de la solitude. Il a logé à l'écart, ayant choisi d'être privé de tout ce que nous croyons nécessaire; et c'est le signe d'une âme qui expie.
Au pied du clocher, la fosse était ouverte. Et puis elle fut refermée. A la terre noire, un peu de neige était mêlée. Ce serait bientôt de la terre magique — la «terra rochetta» dont on fait des sachets pour guérir les maux des gens et des bêtes. Mais on n'en peut prendre que sur trois tombes, au cimetière de Basse-Nendaz: celle d'un inconnu, celle du saint de Siviez, celle du Déserteur. Car «ils ne pourrissent pas».
Un jour de 1846 ou 1847, il arrive, hirsute, hâve, déguenillé, mourant de faim, au mayen du Prachavioz, au Cerisier, chez Jean-Barthélémy Fragnière qui sera, dix ans plus tard, président de la commune de Nendaz. Pour l'heure, c'est Jean-François Blanc qui préside. Entre les deux hommes, la confiance est immédiate. L'un reconnaît le bon aloi de l'autre, pourtant fait comme un rôdeur; et celui-ci laisse tomber tout l'effarouché, tout le prêt-à-fuir, comme on lâche à terre un fardeau trop lourd. En lui ouvrant sa grange, en lui apportant le pain, le vin et le fromage, Fragnière fait sur lui le grand signe de l'accueil vrai: le vivre et le couvert. La commune ne pourra pas faire moins. Charles-Frédéric Brun est admis. Ce qui ne devait être qu'une halte dans une fuite sans fin devient résidence. Le Déserteur est choisi par une patrie. Il ne s'installera pas, comme il aurait pu le faire, dans la grange providentielle qui serait devenue logis d'habitude, personne n'y trouvant rien à redire. L'hiver, il eût insensiblement passé de la grange glaciale à l'épaisse chaleur de l'étable; à des jours où l'on bricole dans la cuisine chaude; à des nuits sur le banc du fourneau de pierre ollaire, quand la bise fait craquer les arbres et que le gel fend les pierres.
Non. Par goût de la solitude; peut-être par besoin de pénitence; par une extrême discrétion à l'égard de qui l'accueille et pour ne point peser trop jusqu'à n'être plus supportable, le Déserteur va circuler sur la pointe des pieds en Nendaz et en Hérémence, comme porté par des semelles de vent; libre de rêver, libre de peindre; libre de mettre à ses jours pauvres les riches couleurs chantantes et enchanteresses de ses tableaux.
Il en peindra plus de cent. D'aucuns disent: des centaines. Aucun qui soit sombre, tourmenté. Saintes et saints, ou gens des vallées, il les voit tous en paradis. Et c'est leur terre, reconnaissable à ses fleurs, auxquelles il ne peut pas ne pas ajouter des rosés; il y met l'écouvillon noir de la massette des marais du Rhône.
D'emblée, et sans jamais faillir, il accomplit la plus haute vocation de l'artiste; répandre la joie, l'éveiller là où elle sommeille, la montrer à qui ne sait pas la voir.
Ainsi, ne possédant rien, il donne la vraie richesse. Sans utilité pratique, il a la suprême utilité, qui est de faire la vie plus belle. Seuls peuvent le faire les cœurs purs. De l'abondance du sien, ses œuvres parlent. Lui-même demeure taciturne.
En 1849, il passe et peint à Salins, sous les Agettes. Puis à Brignon, à Beuson dans le val de Nendaz où coule la Printse. Il vit beaucoup en forêt, y cachant son inquiétude de sauvagine.
Nendaz, la grange Fragnière, l'abri sous bois, voilà le centre de ses itinéraires alentour. Il ne les suit pas pour peindre des paysages; il n'en fera qu'un seul — au moins à ma connaissance et plutôt composé que fait d'après nature: la «Montagne d'Orseraz» le 24 novembre 1855 à Saumy, chez le pâtre Jean-Antoine Bournissen et sur sa demande. C'était pour figurer tous les travaux de l'alpage et ceux qui les accomplissent.
La figure, humaine ou transfigurée, seule l'intéresse. Au peuple qui l'accueille répond un peuple mis naïvement en majesté.
Ce n'est pas un instable. Son caractère n'a point bougé de ce qu'il était au Pas de Morgins. S'il va par les chemins, c'est pour aller exécuter telle commande chez qui la lui a faite. C'est aussi qu'à séjourner longtemps dans la grange Fragnière, il finirait par voir venir quelque gendarme alerté qui voudrait savoir ce que c'est que ce «particulier».
Ainsi, à Vex sur la Borgne d'Hérémence, le 14 décembre 1850, il peint une sainte Madeleine. Mais, en février suivant, il est à Baar sous Veysonnaz; puis en avril à Nendaz et à Sornard. Ensuite...On le suivrait au long des ans et des villages par les dates et les lieux qu'il met à ses tableaux, de Nendaz à Hérémence, de Mâche à Riod, de Veysonnaz à Cerisier, de Vex au Plan de la Croix d'Euseigne, de Brignon à Beuson, d'Aproz dans la plaine à la chapelle de Haute-Nendaz qu'il décore de peintures murales.
Sa vie passe, austère, semant de fleurs et de visages ravis, si calmes, les chemins et les villages montagnards. Il y a plus de vingt ans qu'elle dure, en pays valaisan. Et que dure aussi la secrète nostalgie du pays natal. L'exil est un mal, léger peut-être mais inguérissable.
Un jour de 1859, il s'était caché des gendarmes dans une grange de Veysonnaz, et, l'alerte passée, s'en revenait vers Nendaz par Brignon. Il rencontre François Délèze, jeune notaire, président de la commune, qui lui dit avoir lu sur un journal récent que le gouvernement français avait accordé l'amnistie à ses adversaires partisans du roi déchu. Il leur avait donné quinze jours pour rentrer.
En ces jours-là, Napoléon III est revenu victorieux d'Italie où il était intervenu par les armes pour libérer le royaume de Victor-Emmanuel II de la domination autrichienne et hâter l'unité politique du pays. C'est l'année de Solferino, la sanglante bataille, où Henry Dunant pratique déjà la Croix-Rouge qu'il va créer. L'empereur a signé, le 16 août 1859, un décret aux termes duquel tous les «politiques» exilés avaient liberté de revenir en France. Il y en avait encore plus de 180. Le plus célèbre étant Victor Hugo, alors à Guernesey, et qui refusa la grâce offerte.
Le Déserteur était-il un «politique»? En tout cas, la nouvelle l'émeut violemment. Peut-être, bien que les délais soient passés, le laissera-t-on retourner vivre en France? Il fait des démarches, par personnes interposées, auprès des autorités consulaires de Sion. Lui-même n'y descendra jamais.
La réponse tarde. Alors il se met en route. C'est de nouveau l'automne; c'est de nouveau un chemineau le long des sentiers, vers la frontière. On ne sait laquelle. Col de Cou ? Pas de Morgins? Les douaniers le refoulent. L'exil ne finira qu'avec la vie.