Mais, écoutons un témoignage... En 1850, un Français réfugié dans les montagnes du Valais, y créait de merveilleuses images religieuses dans la tradition populaire. Qui était-il ? On ne sait. On racontait que c'était un soldat qui avait tué son capitaine, ou qu'il avait été notaire, ou même évêque. On l'appelait le Déserteur. Jean Giono, abandonnant la Provence pour aller enquêter dans le Valais, a recréé l'histoire du Déserteur qu'il retrouve à Nendaz, et puis à Veysonnaz ; suivons sa trace.
«Depuis cinquante ans on se battait entre frères, le Bas-Valais contre le Haut-Valais ; la guerre vient juste de finir. On ne fait pas la Suisse sans convulsion. On était donc convulsionnaire. Les soldats trottaient par les guérets, les étendards claquaient dans les clairières. Le général Dufour, commandant les troupes fédérales, était encore hier face à face avec les cinq mille hommes de De Kalbermatten. Si on a capitulé ce n'est pas faute de courage, c'est peut-être qu'une sorte de bon sens a fini par éclaircir les regards et les cervelles. C'est un peu pourquoi, d'ailleurs, Charles-Frédéric Brun a pu se glisser si aisément en Valais, où trafiquent encore des charrois de troupes et de soldats débandés. C'est pourquoi aussi, malgré toute la bonté naturelle des Hauts-Nendards, il y a au fond de leur bonté une lie de ces sentiments égoïstes que laisse la guerre derrière elle. On a accueilli le Déserteur, c'est bien, on s'en félicite ; on le garde, c'est très bien ; mais s'il faut en plus le prendre en tutelle, c'est une autre affaire. On a l'impression que cette guerre a terminé des temps anciens, que des temps nouveaux sont venus sur la terre.
Il va falloir accorder ses gestes à ces temps nouveaux. Cela ne se fait pas tout seul. Dans l'effort que cette adaptation demande, on oublie parfois ce Déserteur : pas longtemps, un jour ou deux tout au plus. Un jour ou deux, c'est beaucoup, surtout s'ils se répètent souvent, pour quelqu'un qui les passe le ventre vide ; et qui vieillit, et qui vieillit plus vite que d'autres, en raison même de ces jeûnes et du froid et de l'inquiétude. Une fois, il allait à Hérémence. On lui avait demandé de venir peindre une Adoration des Rois Mages pour Marie-Elisabeth Gillioz. Le voilà donc parti le baluchon sur l'épaule. Arrivé à Veysonnaz, des femmes et des enfants puis des hommes l'arrêtent : «N'allez pas plus loin, lui dit-on ! Les gendarmes vous cherchent. Ils sont montés de Sion, ce matin, ils ont fouillé partout. Ah ! Maintenant qu'on n'est plus dérangé par des soldats, on l'est par les gendarmes. Cachez-vous». Et on lui offre cent cachettes dans les maisons, mais allez donc proposer une alcôve au renard qui a les chiens aux trousses. Il s'affole, il disparaît en courant dans les bois. Il passera trois jours on ne sait où, dans une grange, sous du foin, sous des rochers, dans les taillis, chez les ours, on ne sait pas.
Quand on le revoit, il est blanc, comme un navet, à bout de forces, affamé, énervé, sur le qui-vive, tremblant. Il met longtemps à s'en remettre. Une autre fois, à Nendaz, il assistait à la messe, les gendarmes entrèrent et gardèrent la porte. Le curé s'arrangea pour lui cligner de l'oeil, le fit passer par la sacristie et mentit carrément à la maréchaussée. Il y a des fois où il faut savoir mériter l'enfer.
L'enfer (oh ! pas celui de Dante, le vrai qui ne fait pas d'esbroufe !), l'enfer, le Déserteur le passait sur terre ! Un enfer d'inquiétude, d'incertitude ; toujours sur la corde raide, jamais assuré, non pas du lendemain mais de l'heure qui vient (...) Après les algarades, il ne se fixera plus nulle part. Il reviendra toujours avec plaisir à Haute-Nendaz, mais il ne restera jamais plus d'un jour dans la même cabane (...) sans cesse en route, il déplace la cible pour fuir les coups.
Et de ce temps, il va toujours au seuil des bonnes gens peindre des saints et des événements de Dieu : la Sainte Vierge Marie ; le Saint Jean-Baptiste ; le Jésus en Croix (...)
Il perd peu à peu ses forces. Toujours en route ; toujours des pas (...) Et le voilà confiné pour toujours entre ces quatre murs : la misère, les gendarmes, la charité et la mort.
Qui l'atteint en 1871 à Veysonnaz chez un fermier où cette fois il a bien fallu qu'il accepte un lit. C'est le 9 mars. Il est comme une lampe à qui l'huile manque. Il ne souffre pas ; il s'en va tout simplement. Il a trouvé tout seul sa porte de sortie. Au diable les gouvernements et les gendarmes, ce coeur qui ralentit son mouvement confectionne tout seul la plus merveilleuse des amnisties avec les moyens du bord.
Quelle magnifique tanière que la mort ! et comme il s'y sent à l'abri ! Comme il a enfin le temps de penser aux choses importantes ! Et parmi celles-ci il y en a une qui lui tient au coeur : c'est de remercier avant de partir celui qui le premier l'a accueilli ici : le président Fragnière, le mari de Marie-Jeanne Bournissay. On le fait appeler, il arrive. Ce sont des remerciements très émouvants. On n'a pas l'impression d'avoir tant fait pour lui que de mériter qu'au seuil de la mort il s'en souvienne et avec tant de gratitude. On voudrait avoir fait plus. Quelle gloire pour ce Déserteur qui s'en va ! Qui est parti.
II était trop mystérieux pour qu'il n'y ait pas quelques remous à la surface des ténèbres où il plongeait. Il y a une tradition. Il a donné avant de partir sa dernière oeuvre à Fragnière : un crucifix. Ce crucifix aurait fait des miracles.
Quand on transporta le cercueil du Déserteur de Veysonnaz à Basse-Nendaz, où se trouvait alors le seul cimetière de toutes les agglomérations, quatre paysans portaient ce cercueil sur l'épaule, mais il était grand ce Déserteur, et il fallut charger le cercueil sur un mulet. Devant la chapelle de Sainte-Agathe, le mulet refusa de passer outre.