Ce serait une étude intéressante de chercher dans chaque vallée latérale de la grande vallée du Rhône, les vieux récits, passés de père en fils, sur les méfaits des ours et sur la gloire des chasseurs qui les ont abattus. — Ainsi à Hérémence, on fixait sur la porte de la maison communale les têtes d'ours que l'on avait abattus. Lorsque j'allais à l'école primaire, à Nendaz, en face de Sion, j'ai détaché, pour examen, de la porte d'un grenier à blé, la patte d'un ours fixée avec un clou de cheval.
Le chasseur qui abattait un animal malfaisant, ours, loup, renard, fouine, épervier, avait selon la coutume, le droit de faire une quête dans le village. D'autre part le gouvernement du Valais délivrait une récompense aux chasseurs. Ainsi le Code civil pour le Bas-Valais, époque où les habitants de cette partie du pays étaient les sujets du Haut-Valais, portait, chapitre 71, art. 1 : « II sera permis à chacun de chasser et de prendre en toute saison toutes les bêtes dommageables, comme ours, loups, loups-cerviers et les oiseaux de proie. Mais celui qui aura tué un ours, un loup, un loup-cervier, sera tenu de présenter la tête et la patte de devant à Notre Représentant et recevra d'icelui trente bâches pour un ours, quinze bâches pour un loup et autant pour un loup-cervier ».
Or les comptes du Gouverneur de St-Maurice donnés à Sion, à la Diète de décembre 1601, portent: « Entrées 2584 florins, dont après déductions, entre autres, primes pour 35 loups et 20 ours.
Les comptes du même gouvernement de St-Maurice, de la Morge de Conthey à Monthey, les seigneuries de l'Abbaye exceptées, portent, à la Diète du Valais de décembre 1602 « Entrées 2559 florins, 6 gros, dont après déductions, entre autres primes pour 28 loups et 35 ours. »
Dans le Grand Livre des comptes de l'Abbé Claret, de St-Maurice, nous trouvons à l'année 1759: « Donné à des chasseurs de Vollèges, pour deux peaux de cerfs, qui sont encore chez le tanneur, flor. 20. »
Dans les seigneuries de l'Abbaye de St-Maurice, nous trouvons en 1342 un acte solennel de délimitation entre Martigny et la seigneurie de Salvan-Finhaut. De part et d'autre, on envoie des syndics dûment délégués par le peuple; Martigny est représenté par son vice-seigneur, le vidomde Nantermo et Perrodus Bourbant (pas le même que le Prieur de l'Abbaye, votre serviteur). Les Martignolains et les Salvanains avaient comme dans toute discorde, beaucoup de choses à se reprocher. On était allé prendre du bois et de l'herbe bien au-delà des limites respectives. Mais déjà alors c'était des gens très intelligents et à la conscience sincèrement chrétienne! On oublie tout; le passé est réciproquement pardonné; les limites sont marquées par des croix bien visibles. Il reste à régler un autre point, celui de la chasse aux ours, car les chasseurs de Salvan y tiennent ! Et voici ce qui est statué pour l'avenir: « Mais il y est apposé la condition que les hommes de Salvan (Salvan Figneaux) auront le droit, à partir du Scex-Sec jusqu'à la limite de la Balme du milieu des Planes Jors, de chasser et de mettre des pièges pour prendre les ours, les loups, les faucons et les autres bêtes sauvages, et cela jusqu'à la Lez du Blanc, au-dessus desdites limites mais pas au-delà. « Item a termino de Saxo sicco usque ad terminum de Balma media des Planes jors, fuit conditio apposita quod illi de Salvans habeant jus venandi et retia tendendi ad capiendum ursos lupos, et falcones. et feras bestias usque de la Lez blanchi supra dictos terminos et non ultra.» Archi¬ves de l'Abbaye, Liber Salrani. i. 15; M. S. et Charleti, Lib. I. Actorum Monasterii Agaunensis M. S.
Nous ne savons pas si beaucoup d'ours sont tombés sous la main des chasseurs de cette seigneurie de l'Abbaye. A défaut de documents sur cette question, je me hâte Messieurs, de vous conduire dans une autre seigneurie, celle de Clèbes, où nous verrons mourir un ours lors même que les avocats auront l'air de nous faire croire qu'il n'était pas bien vivant.
Clèbes est un coteau riche en céréales, en pâturages et en forêts, sur la rive droite de la Printze, au sud-ouest de Sion. L'Abbaye de St-Maurice posséda cette seigneurie jusqu'à l'époque de la Révolution française. C'était un reste du territoire romano-burgonde donné à l'Abbaye par le roi S. Sigismond, en 515, Contextis devenu le district de Conthey.
Les habitants de Clèbes sont le type des braves gens. Il n'y eut jamais, dans l'administration de la justice, un seul repris de justice. Cependant, ils étaient capables de quelques petites ruses envers leur seigneur Abbé.
Il y avait au XVIIIe siècle comme Abbé de St-Maurice, de 1737 à 1764, Joseph Claret, de la vallée de Troistorrents, Docteur en droit de l'Université de Vienne.
Pour la chasse il n'y avait pas de patente dans les seigneuries de l'Abbaye, mais à Clèbes, on devait un morceau des ours que l'on abattait. On en tua un l'an 1753. Comme rien n'était arrivé à St-Maurice si ce n'est la nouvelle, le seigneur Abbé s'en plaignit à son châtelain qui était pour lors, pour Salvan et Clèbes, M. Philippe de Torrenté, de Sion.
Il en reçut cette réponse, qui, si elle n'est toujours française sur la frontière du pays allemand, ne manque cependant pas de sel.
Illustre Révérence, « Sur l'honneur de celle de hier, j'aurai celui de parler à la première occasion. En attendant, je dois informer Votre Illustre Révérence, que je crois que l'Ours n'a voulu se faire tuer de votre temps que pour nous brouiller et donner de l'embarras peut-être que trop sérieux; car il vient soûls de vieillesse et d'embonpoint se coucher pas loin du village de Clèbes pour y mourir malgré bon gré vos gens d'armes, dont un d'iceux en fait rencontre, qu'il dort un profond sommeil. Il retourne sur ses pas prendre son arquebuse, le rapproche. Et ne pouvant faire feu, il retourne au village, prend à son service un autre quasi chasseur. Ils reviennent ensemble et réveillent l'endormi, sans doute par adresse. Il se leva et par bonheur que le second le tire raide mort. Tout le monde fut sommé à prendre part au triomphe porté dans le village. La peau enlevée, la résolution fut prise et exécutée de le saler comme ils ont fait. Le lendemain, mon fils y a tenu le plait. Il réclame les honneurs ou du moins quelque marque. On lui répond qu'il (l'ours) était en salaison, et que lorsqu'on le mettrait à la cheminée, qu'ils m'en régaleraient d'une pièce. Mon fils pour la rareté de l'apprêt leur en demande un morceau, et si j'avais pu sortir, je vous aurai prié de venir y goûter; et je n'aurai négligé l'occasion d'informer Votre Révérence du service qu'en suit; parce qu'ils étaient venus me demander assistance contre le lieutenant de Nendaz qui refuse de donner à vos chasseurs les lois accoutumées, ayant même publié que lors des mois de votre Illustre Révérence, la Communauté n'y était pas obligée; j'aurai suivi vos ordres. En attendant, je leur ai répondu que si la Commune persiste à ne vouloir payer la loi que je la payerai, et que, par contre, Torten et Scivié (montagnes du Val de Nendaz) payeront les lods arriérés, et que l'Abbaye, au lieu du sol, (monnaie) elle exigera le fromage. Si alors j'avais pu parler à Votre Illustre Révérence, elle aurait pu me mettre en état qu'à samedi passé (jour de marché à Sion) — j'aurai pu faire ma demande suivant que Votre Illustre Révérence, l'aurait trouvé à propos.
Présentement, je ne sais comme ils se conduiront. S'ils s'adressent à M. le Grand Major (Major de Nendaz), peut-être il les appuiera; ainsi qu'après tout l'affaire peut devenir sérieuse et que Monsieur l'Ours, de mémoire salée qui n'a fait que du mal pendant sa vie, causerai encore de l'incommodité après sa mort. J'ai l'honneur d'être très respectueusement, de Votre Illustre Révérence, le très humble, très obéissant serviteur. Philippe de Torrente. Sion. le 8 septembre 1753.»
Nous n'avons plus le texte de la réponse du Seigneur Abbé de St-Maurice. Par contre, nous trouvons dans les archives de l'Abbaye une seconde lettre du châtelain ainsi conçue:
« Illustre Révérence, Je suis très mortifié de me voir, suivant (lettre) reçue du 29 dernier, dans le soupçon de négligence de la charge que je tiens de Votre Illustre Révérence. Si je n'avais été incommodé dimanche passé, comme je le suis encore par une defluxion sur les oreilles et risque de rester sourd, je n'aurais pas omis d'informer Votre Illustre Révérence ni du cas de l'Ours pris dans le mois et terre de Votre Illustre Révérence ni de la difficulté qui est survenue à cette occasion. J'avais en même temps grande envie d'informer Votre Illustre Révérence par les pièces de la circulaire de la version de notre réponse et de l'autre point, que je sens faire une impression si prévenante. Il ne me reste que la consolation de la justice de mes raisons. En ce cas comme en tous les autres que je supporte jusqu'à présent avec patience, je conviens d'avance que le tout provient de l'information de ceux qui font des rapports sans prendre la peine d'examiner les motifs. Il y a par conséquent trop de mesures à garder; ce qui m'engage à me retirer des occasions à mesure que mes infirmités et insuffisances se multiplient. Je prie Votre Illustre Révérence, avec très humble instance de vouloir accepter ma résignation des deux Châtelainies de Salvant et de Clèbes, ne pouvant plus les desservir comme la charge l'exige et le mérite. Je tâcherai en toute occasion qu'il me sera possible de témoigner ma vive reconnaissance à Votre Révérence et au Vénérable Chapitre, avec la vénération la plus parfaite et profond respect avec lesquels j'ai l'honneur de demeurer de Votre Illustre Révérence, le très humble, très obéissant serviteur.
Philippe de Torrente. Sion, le 1er novembre 1753.»
Et voilà comment, après tant d'ours abattus dans le Valais, notre Ours de Clèbes n'a pas seulement, pendant sa vie, dévoré force chèvres et moutons; mais, après sa mort, il a encore mangé le Châtelain de la Seigneurie de Clèbes et de la Seigneurie de Salvan-Finhaut.
Chanoine P. Bourban.