proposé par Roland Lathion
Il est quatre heures et demie... cinq heures; des bruits se font entendre dans la maison; des pas feutrés font grincer le plancher. On s'agite à la cuisine; on entend des coups brefs, des cliquetis, le feu crépite dans le fourneau; on surprend aussi des chuchotements. Maman, papa et l'aîné de la famille, celui qui a commencé l'apprentissage, sont déjà debout. Le travail n'attend pas; il faut être prêt pour le car de six heures, mais avant il faut nourrir le bétail, traire les vaches, sortir le fumier de l'étable et il y a aussi le mulet qui réclame sa pitance. A la cuisine, maman est déjà affairée. D'ici à sept heures toute la maisonnée sera debout. Elle devra être attentive à chacun de ses cinq enfants; elle veillera à bien les habiller, vérifiera que les écoliers ont bien terminé leurs devoirs et appris leurs leçons; le petit déjeuner sera prêt sur la table. Heureusement elle n'est pas seule; il y a Aline qui, à treize ans, a déjà bien compris que l'entraide familiale est indispensable et, sans que personne ne le lui ait demandé, épaule du mieux qu'elle peut sa maman. Elle a vite appris que le partage et la solidarité créent du bonheur et qu'il y a autant de joie à donner qu'à recevoir. Dans cette ambiance campagnarde l'oisiveté n'est guère admise. Très rapidement les enfants trouvent leur place au sein de la famille élargie, se mettent naturellement à l'ouvrage, se mêlent aux adultes et les secondent dans presque toutes leurs occupations. Ils sont tout d'abord plein d'enthousiasme mais au fil des ans leur allant s'étiole parfois. Il y a tant à faire. Rares sont les alternatives permettant d'échapper au dur labeur quotidien et souvent les hommes, absents durant la semaine, ne participent activement aux travaux de la campagne qu'en fin de journée, en fin de semaine et durant la mauvaise saison. Les femmes, les enfants et les personnes âgées se trouvent ainsi en première ligne et font face du mieux qu'ils peuvent aux tâches quotidiennes. Celles-ci sont nombreuses et soyez assurés qu'il n'y avait pas que les poules qui se levaient au chant du coq et se couchaient dès la nuit tombée.
Par ailleurs, chaque jour apportait son lot de tensions; le matin révélait souvent des humeurs massacrantes et il fallait du doigté et de la patience pour apaiser les différends, calmer les inquiétudes et motiver ces jeunes esprits. Des efforts quotidiens et beaucoup d'imagination étaient nécessaires pour réaliser cette tâche et pour que chacun trouve ses marques dans un espace rural, rude et souvent déplaisant.
Ainsi se forgeait en famille et dans les communautés villageoises la Solidarité. Plus ou moins obligée, l'entraide communautaire incluait le souci de l'autre; elle imposait ses lois et initiait ses membres à une parfaite loyauté dans les rapports avec ses proches. On ne vit pas dans des appartements contigus, dans des greniers et des mayens partagés, sur des propriétés divisées en quinze ou vingt parcelles avec quatre voisins dans chacune d'elle; on ne garde pas le bétail, on ne creuse pas les chemins et les bisses, on ne moissonne pas ensemble sans que chacun fasse sa part et respecte les autres. Qui se dérobait à la corvée par manque de solidarité voyait, à coup sûr, l'eau du bisse se perdre avant d'atteindre son pré.
Cette solidarité s'étendait aussi à tout le village lorsqu'il s'agissait de gérer et d'administrer les alpages, d'exécuter sur ces hauteurs des travaux de construction ou de nouveaux aménagements. Solidarité aussi au moment de la fenaison, pour le transport des récoltes, la conduite du bétail d'une grange-étable à l'autre, dans la neige profonde; solidarité pour l'ouverture des chemins l'hiver, les manœuvres et le portage de la terre sur les champs en pente raide, au printemps. Les villageois suppléaient ainsi, sans le savoir, aux œuvres d'entraide sociale actuelles. La solidarité dont ils faisaient preuve envers leurs voisins, indépendamment de leurs difficultés personnelles, a permis la survie de ces populations de montagne qui ont vécu si longtemps sans argent et qui ont réussi à nous léguer plus que nous ne pourrons jamais le faire à nos descendants.
En parlant de son pays natal, Jean-Pierre Fragnière, que tout Veysonnaz connaît, nous dit : « Mon village était l'un des plus pauvres de la Suisse d'après-guerre. La viande et le beurre étaient des denrées rares et précieuses. Dans ce contexte, la solidarité était une condition de survie: c'est elle qui faisait qu'on ne se sentait pas pauvres. Quand une vache se blessait et qu'il fallait l'abattre, tout le monde achetait un kilo de viande, même ceux qui étaient du parti politique opposé. Quand on tuait un cochon, l'habitude voulait que le sang ou le lard soit remis à ceux qui en avaient le plus besoin. Et avant d'envoyer une facture à un voisin, on se souciait de sa solvabilité, de sa situation.
Petit, j'allais vendre des fraises aux Mayens-de-Sion. On me donnait quelques sous, parfois une paire de chaussettes. L'existence était rude pour mes quatre frères et sœurs. J'ai fait, à la montagne, l'apprentissage précoce de la solidarité, devenue pour moi une dimension incontournable de la vie ».
L'horizon professionnel n'était pas très ouvert pour la majorité de la jeunesse. La plupart des jeunes gens restaient au village, travaillaient la terre avec leurs parents, s'engageaient parfois sur les chantiers, apportant ainsi un peu d'argent à la famille. Ceux qui avaient plus de facilités, qui faisaient preuve de courage et de ténacité accomplissaient un apprentissage, ou trouvaient un emploi régulier dans un atelier, dans un bureau ou dans une administration. Les plus chanceux, ceux dont les parents avaient quelques moyens, entreprenaient des études et se préparaient à de hautes fonctions libérales ou de gestion. Les vocations religieuses connaissaient aussi un intérêt important et nos villages ont donné de nombreux prêtres, religieuses et religieux à l'Eglise catholique.
Dans un monde en perdition où les guerres succédaient aux révolutions, les montagnards sont restés longtemps des modèles d'enracinement et de stabilité. A Veysonnaz, petit à petit des changements profonds sont survenus. De lourdes transformations économiques ont provoqué un abandon toujours plus important de la terre, pour se recycler dans d'autres emplois. Tout le monde voulait ce changement et peu nombreux sont aujourd'hui les paysans qui vivent de cette seule activité. Le tourisme occupe de plus en plus de Veysonnards. L'arrivée de la clientèle touristique et des nombreux employés étrangers a été le premier signe de la pénétration au village d'une autre culture et d'un autre mode de vie. Depuis quelques décennies le phénomène s'est accéléré et notre agriculture n'a plus à proprement parler qu'une vocation de maintien du paysage. Le folklore est monté sur l'alpe avec le tourisme; on a passé d'une économie de subsistance à une économie de parade disait un fromager bien connu dans la région. Nous devons bien reconnaître cette réalité. Vivons cependant avec notre temps.
Pour imager un peu la vie que nous tentons de cerner et pour mieux s'imprégner de ce qu'était le quotidien de nos aïeux, nous avons, dans le cadre de Veysonnaz-Chroniques, enregistrés quelques voix, parmi les plus anciennes des villages de Veysonnaz et de Clèbes. Il ne s'agit pas d'interviews structurés et explicites mais de propos quelque peu décousus ainsi que des anecdotes sur des thèmes villageois divers, où le patois se mêle au français et où il faut tendre l'oreille pour suivre la conversation. Les histoires à rire, se mêlant à la description des rudesses et des aléas de la vie d'alors, sont destinés à ceux qui maîtrisent quelque peu le franco-provençale et ne dérideront certainement que les plus anciens qui ont côtoyé les personnages cités ou ceux qui ont déjà entendu ces contes durant les veillées d'antan. Nous vous les proposons donc, en nous excusant pour la qualité aléatoire du son et le côté quelque peu décousu des conversations.
2 - Alpages - Mayens
3 - Dans les vignes
Les documents son peuvent-être écoutés aussi, sous forme simplifiée, en suivant ce lien