Racines et Mémoire
Il faut le dire, les origines de Veysonnaz ne nous sont guère connues. Seuls quelques documents significatifs nous permettent de remonter aux sources. Ainsi, un document daté de 1935 évoque la baronnie de Veysonnaz : «Cité pour la première fois en 1224, avec Jean de Vesona, l'un des signataires de la transaction entre le comte Thomas et l'évêque Landri, ce village constitue, dès 1264, une baronnie du prélat sédunois, qui la donna en fief aux de la Tour dont il recevait l'hommage-lige "de la main et de la bouche"».
En 1321, Pierre Simonis de la Tour assigne à sa fille Françoise, épouse de Pierre de la Rochiz, vingt-trois sols et neuf deniers de redevances dues par les gens de cette seigneurie. Au partage de sa succession, l'année suivante, la baronnie resta indivise entre ses filles Françoise et Lyonnette. Le mari de cette dernière, Jean, vidôme d'Orsières, en son nom et en celui de sa femme, de son beau-frère et de sa belle-soeur, prête hommage pour ce fief à l'évêque de Sion et en reçoit l'investiture. Son fils Antoine, pour payer ses dettes à la mense épiscopale, cède en 1408, à Perret de la Chapelle d'Ayent, son domaine de Veysonnaz, avec mère et mixte empire ou justice omnimode, hommes taillables et non taillables, tailles et frèvreries, pour le prix de vingt-deux livres mauriçoises.
Sans doute n'a-t-il pas satisfait complètement à ses obligations envers l'évêque, car l'officiel de Sion par acte du 10 juin 1414, adjuge cette part de la seigneurie à Ayolphus Lombard, qui met aussitôt son métrai, Thomas Cerrisier de Nendaz, en possession de ce fief. L'acte nous indique comment se fait cette investiture. «Dans ce but, on réunit tous les hommes de Veysonnaz au plateau de Vuyl où se tenait habituellement le plaid. Lecture leur fut donnée de cette charte, puis le seigneur Ayolphus Lombard, prit et remit à Thomas Cerrisier, en signe de mise en possession, pour les prés, une motte ; pour les champs, une poignée de terre ; pour les bâtiments, un morceau de bois, et enfin, pour tout le fief, le titre lui-même avec le mandat de l'officiel».
Guigone d'Orsières, fille du vidôme Jean et de Lyonnette de la Tour, épousa un de Pontrerre d'Aigle et lui apporta sa part de la seigneurie de Veysonnaz. Leur fils Jean la vendit, en 1424, pour le prix de cent florins, à Christophe Caymis, écuyer de l'évêque Gualdo. Ce dernier la céda, à son tour, à des particuliers de l'endroit.
En 1414, un différent s'éleva entre Henri de Rarogne et ses vassaux : Humbert Poul, métrai, Antoine et Martin Michael, Jeannot Juniez, Jacquemet Poul, Guillaume Hoquiz (Locher) et Guillaume Mariétaz. "Voulant traiter paternellement ses sujets" le prélat admit le compromis suivant :
1. les vassaux prêteront serment de fidélité au souverain, "les mains sur l'Evangile", et reconnaîtront sa juridiction spirituelle et temporelle sur leur village ;
2. chaque année, à Noël, ils lui fourniront une perdrix comme redevance ;
3. une fois pour toutes, ils payeront dix livres mauriçoises.
En retour, il leur promet, pour lui et ses successeurs :
1. de les laisser dans la paisible possession de ce fief ;
2. de leur donner un seul métrai, toujours choisi parmi les hommes de la communauté ;
3. cet officier prêtera serment entre les mains du seigneur souverain ;
4. ses vassaux ne paraîtront en justice qu'à la cour épiscopale. On ne pourra les citer ni devant le sautier, ni devant le châtelain de Sion, ni devant le grand baillif du Valais, sauf pour le dernier supplice.
L'évêque de Sion conserva cette baronnie jusqu'en 1798".
Depuis cette époque, peu de traces écrites ; pourtant, Veysonnaz n'a sans doute pas échappé aux multiples conflits qui ont précédé la constitution du canton du Valais.
On parle de la montagne et on écrit sur la montagne, souvent avec grandeur et poésie. Pour beaucoup, nous sommes devenus un objet d'étude quand ce n'est pas une curiosité à déguster avant qu'elle ne disparaisse. Bernard Crettaz a bien saisi cet état de choses quand il écrit: «Le regard sur l'Alpe a été empreint d'une ferveur éminemment positive. Au départ, il y a comme un parti pris de célébration ou un rite d'épopée. Bien évidemment, de sévères et graves objections sont adressées, en ville, à l'égard du nouveau paysage montagnard. Mais tout ce bruit n'est proféré qu'en référence à une image idéale de la montagne que l'on s'est inventée. Malgré l'apparente usure du temps, le peuple des Alpes conserve son actualité lyrique. Il y a plus : dans les "bucoliques" toutes récentes, le berger devient, ou redevient, une utopie et une nostalgie. Paysans et montagnards, une nouvelle fois, sont mobilisés pour témoigner de l'anti-ville». Il est évident que parler de Veysonnaz, ce n'est pas évoquer un milieu culturel urbain. Il faut se décentrer ; il faut voir cela d'ailleurs. Puisqu'«Il y a comme une image stéréotypée de la montagne. Il y a comme une image fabriquée et figée des montagnards. Cette image, avec ses sédimentations successives est simple et complexe, ancienne et nouvelle, archaïque et récente: on renouvelle la perception, sur la permanence des thèmes identiques. Tout a commencé avec la découverte moderne de la montagne au dix-huitième siècle, découverte faite par la ville et pour les besoins de la ville. Les citadins ont regardé avec des yeux neufs la montagne physique et la montagne humaine. Et alors, ils ont eu comme une "révélation" : ces montagnards, dans leur vie primitive, leur signifiaient un état de nature !A leurs yeux, nos ancêtres étaient intacts ! Et la ville, en crise à l'aube des révolutions du dix-huitième siècle, eut recours à ce qui lui paraissait être l'authenticité des gens de là-haut: dans un monde en perdition, les montagnards devenaient un modèle d'enracinement, de pureté et de stabilité. Ainsi est née et s'est solidifiée cette double image d'un état de nature, là-haut, et des Alpes, berceau de la démocratie. Une nouvelle vision de l'homme appelait une nouvelle vision politique.
Pour une large part, la Suisse moderne est née de cette combinaison entre le citadin d'en-bas et le paysan de là-haut. Ce phénomène est à comprendre en référence à d'autres phénomènes complexes, qu'ils soient l'intégration économique entre la ville et la montagne ou la naissance d'une littérature nationale. Le paradoxe réside dans le fait qu'au moment où la montagne donnait à la ville une sorte de modèle anthropologique, celle-ci commençait à dominer la montagne. La première identité nationale des Alpes fut en même temps le commencement de leur subordination». A Veysonnaz, on constate depuis une vingtaine d'années des changements profonds qui suivent de lourdes transformations économiques : on délaisse de plus en plus la terre pour se recycler dans d'autres emplois, ailleurs et puis, ici. Le tourisme et la cohorte d'activités qu'il induit occupe de plus en plus de Veysonnards.
Tous ces bouleversements ne se sont pas produits sans que l'identité locale subisse des conséquences. L'arrivée des "étrangers" a été le premier signe de la pénétration au village d'une autre culture, d'un autre mode de vie. D'autre part, «la ville nous a définis, nous donnant une identité au-delà de nos cloisonnements régionaux. Elle a créé, ou plus exactement, elle s'est créé une image de la montagne. Dès lors, pour déceler la "vérité paysanne", les choses seraient assez simples s'il n'y avait que cette image urbaine à circonscrire et à isoler qui permettrait de voir, mieux et directement, les paysans et les montagnards eux-mêmes. Seulement voilà ! Les choses ne se sont pas passées si simplement ! Il n'y a pas, d'un côté, la ville avec ses inventions et ses mythes de la montagne et de l'autre, la montagne avec sa vérité nue. Il n'y a pas de vérité nue, mais rencontre et imbrication. A partir de la découverte moderne des Alpes, par la multiplication des communications, les montagnards sont entrés dans le circuit de la ville. Et l'image que celle-ci avait des montagnards, ils en ont fait, pour une part, leur propre image et ont redonné à la ville l'image qu'elle avait créée d'eux et pour elle. Ils ont emprunté, pour une part, l'identité que la ville leur faisait endosser.(...) Ce phénomène doit être situé dans une économie et une société de première importance pour les Alpes : le tourisme. On ne dira jamais assez le rôle primordial qu'a joué le tourisme dans la détermination de l'identité montagnarde. A travers la première grande révolution touristique (1850-1900), puis à travers la seconde (1950-1960), il s'est créé, sur la question de l'identité, une demande de la ville et une offre de la montagne. A la jonction des deux s'est structurée l'image de la montagne que la ville avait fait naître.
Dans l'économie et la culture touristiques, le citadin cherche à la montagne des éléments naturels - air, soleil, nature, neige - et des éléments culturels - vieille civilisation paysanne, vieilles fêtes, vieux rites, vieux villages et vieux objets offerts comme jouissance de vacances. Et parmi tout cela, aujourd'hui tout comme hier, le citadin cherche inlassablement l'homme authentique, celui de la vraie race, de la vraie montagne, le vrai... Les montagnards l'ont compris. A cette demande du citadin, ils offrent du vieux partout, de l'authentique et du vrai. Ils font revivre le passé, mais un beau passé. Ils le recréent ; ils maintiennent la tradition telle qu'on la leur demande. Fantastique création touristique du passé et de la tradition ! Celle-ci a joué comme marchandise offerte aux touristes et, plus profondément, comme identité de permanence et de retour pour les montagnards. Ils ont trouvé par une tradition revivifiée pour "les besoins de la cause" et au moment où tout changeait, un lieu sécurisant d'enracinement. Le décollage économico-touristique des Alpes fut l'étonnante entrée dans l'ultra-modernité en recréant l'ultra-traditionnel. Le paradoxe n'est qu'apparent, car le tourisme est cette façon particulière d'entrer dans la modernité urbanisée en réinventant le vieux, le primitif et le passé qui ont l'allure et la réminiscence du vrai et du naturel. La "vérité paysanne" n'est donc pas simple. Il n'y a pas identité d'emprunt urbaine-rurale, identité marchande économico-touristique, ou faux passé recréé pour les besoins de la cause seulement... et à côté ou en dessous la "vraie vérité". Cette dichotomie n'existe pas et l'admettre serait une illusion. Ce que l'on veut dire ici est que cette identité est tout aussi vraie que n'importe quelle autre, mais qu'elle est le résultat d'une interpénétration ville-campagne, qu'elle ne dit pas tout, et qu'il y a une réalité essentielle de la vie paysanne qu'elle censure et qu'il est temps de briser cette censure (...)». Et puis la vie a bien changé. En quelque sorte, tout s'est transformé à tous les niveaux de ce qu'il convient d'appeler la vie quotidienne. On voit ainsi apparaître comme un début de fracture dans les belles images de la montagne.
«L'une des images les plus magnifiques donne à voir, là-haut, un lieu exemplaire de la démocratie communale. Une autre image, tout aussi merveilleuse, donne à voir un lieu exemplaire de culture originale. Or, sur ces deux réalités, le pouvoir et les valeurs, les montagnards savent désormais qu'il y a lieu d'être sans illusion. Dans ce que l'on a appelé le développement de la montagne, nous avons appris depuis longtemps à poser la question : qui décide de nous ? Et cette question en fait naître d'autres (...) Il en va de même pour l'ordre de la culture. La montagne a basculé dans la sphère de la ville et est entrée à son tour dans le vaste processus de l'urbanisation dont la caractéristique la plus fondamentale réside dans le fait que la source des valeurs, des modes et des rites, en un mot tout ce qui fait la culture, se trouve de plus en plus en ville, créé par elle, diffusé par elle. Et la campagne, comme la montagne, n'ont qu'à suivre, subir ou consommer. En langage de spécialiste, on dit que la montagne est de plus en plus acculturée, c'est-à-dire soumise à une culture qu'elle doit endosser et qui lui vient d'ailleurs, de la ville.
On peut bien, dès lors, célébrer à nouveau le berceau de la démocratie et le lieu d'une culture originale. Il y a fracture dans le discours officiel sur la montagne et cassure, quelque part, dans les belles images de l'Alpe. On peut bien chanter la louange comme le font les mille chants citadins ou les mille prospectus touristiques. Il y a un "vide", et ce vide nous oblige à chercher autrement la vérité paysanne.
Les belles images sur la montagne, les beaux discours sur les Alpes avaient écarté, oublié ou censuré une part capitale de la vie réelle des montagnards. Aujourd'hui, du plus lointain, du plus profond de la tradition vivante jaillissent de multiples témoignages sur la vie d'autrefois. Il suffit de prêter l'oreille. La tradition orale est là avec son incroyable richesse. De nos parents, de nos grands-parents et, par ces derniers, de nos anciens, la vie réelle de la montagne émerge. De la tradition vivante jaillit le témoignage d'une vie différente de celle fabriquée par les images stéréotypées. Ainsi, on se souvient avec force de ce qui a été oublié ou censuré, on se souvient de la lutte incessante pour la survie ; de la pauvreté ; des durs conflits ; de l'existence des riches et des pauvres et de la domination des riches sur les pauvres ; des malheurs toujours possibles ; des tristesses, des souffrances et des joies».
C'est à partir de ces réflexions et de cette prise de conscience que ce livre a été écrit. Modestement, il voudrait évoquer quelques grands moments de l'histoire d'un lieu qui nous est cher. Successivement, nous recueillerons quelques signes de l'origine de ce village, nous soulignerons l'impact du mode d'organisation de la vie sociale sur l'existence de chacun et nous rappellerons les multiples tentatives de construction de groupes de jeunes qui ont ponctué la période récente de la vie collective à Veysonnaz. Faut-il préciser que nous avons choisi de présenter des images, d'évoquer des tableaux sans prétendre restituer la totalité de la richesse de ces réalités qui vivent encore au coeur de toutes celles et ceux qui les ont connues. Affirmons-le, il s'agit ici, en quelque sorte d'un récit issu de la mémoire collective puisque pas moins de quarante personnes du village, jeunes, moins jeunes et témoins d'antan nous ont fait part de leurs souvenirs, de leurs réflexions, de leurs analyses et des documents qu'ils conservaient dans un tiroir ou un galetas.