Racines et Mémoire

processionToute la structure de la vie sociale est pénétrée par les pratiques religieuses. La vie des saisons est également profondément marquée par ce phénomène. On trouve des traces de cette vie religieuse sur le terrain (croix, oratoires, etc..) et les gens ont, sur le plan culturel, beaucoup de références religieuses pour expliquer des phénomènes ou des comportements. On constate encore une forte dépendance par rapport au clergé et à tout ce qui se rapporte à la vie religieuse. L'année civile était parsemée de fêtes avec des processions revêtant diverses significations. Certaines ont fortement marqué la vie des paroissiens.

Chaque troisième dimanche du mois avait lieu, autour de l'église, la procession du Saint-Sacrement ; à cette occasion, les femmes et les hommes portaient une sorte de bure blanche ceinte d'un cordon blanc. Les femmes portaient un voile tandis que les hommes étaient coiffés d'une sorte de calotte. Ces vêtements étaient propriété des membres de la Confrérie du Saint-Sacrement.

Lorsqu'un membre venait à mourir, le jour de l'ensevelissement, ses confrères masculins se voilaient le visage avec une partie de la bure qui ne laissait voir que les yeux tandis que les femmes se voilaient la face. En 1950, lorsque l'abbé Vannay fut nommé curé de la paroisse, il fit remplacer la bure par une médaille que les membres portaient lors des processions du Saint-Sacrement. Les femmes conservèrent par contre le voile. Peu à peu cette confrérie disparut et on ne trouve plus, aujourd'hui, de signes de son existence.

Le 25 avril avait lieu la procession de St-Marc. Le but était de demander la bénédiction divine sur la campagne afin de protéger les champs et les cultures de la grêle et du gel.

Au mois de mai, la procession de la Fête-Dieu (elle existe encore aujourd'hui) revêtait un faste particulier. Chaque famille décorait sa maison aussi bien qu'elle le pouvait. Des autels étaient montés en différents endroits des villages de Clèbes et de Veysonnaz. Sur ces autels, on exposait des statues du Christ-Roi, de la Vierge ou des images saintes. Après la messe, on se rendait en procession à Clèbes où un autel était érigé. Le curé de la paroisse portait l'ostensoir et à chaque autel, il exposait le Saint-Sacrement. Puis, la procession revenait à Veysonnaz où deux autels étaient généralement construits, aux deux extrémités du village. La foule revenait ensuite à l'église où le curé terminait la cérémonie. La Chorale prenait une part active à ces processions, elle chantait aux endroits où le curé exposait le Saint-Sacrement. Aujourd'hui, cette procession ne va plus à Clèbes ; elle parcourt les rues du village où deux reposoirs sont confectionnés pour la circonstance.

Les trois premiers jours de la semaine précédant la fête de l'Ascension, on célébrait les Rogations. Le premier jour, la procession conduisait les paroissiens de Veysonnaz à Verrey (village situé à deux kilomètres de Veysonnaz). Le deuxième jour, on allait jusqu'à Clèbes et le troisième on parcourait les rues du village de Veysonnaz. Le but de ces processions était d'implorer la protection divine sur la campagne et le bétail. En 1918, la grippe espagnole faisait de nombreuses victimes dans le canton. Dans la paroisse, seuls deux hommes meurent de cette maladie. Le curé Rey décide de mettre la paroisse sous la protection de St-Roch pour qu'il éloigne ce fléau. Ainsi, le 16 août, jour de St-Roch, une procession se formait autour de l'église. La statue du Saint était placée sur une sorte de brancard qui était porté par quatre hommes. Ces processions ont disparu depuis bien des années mais elles sont restées gravées dans la mémoire de beaucoup.

Dans l'année liturgique, les jours chômés étaient bien plus nombreux qu'aujourd'hui.

L'Epiphanie, qui se célébrait la première semaine de janvier et qui rappelait la visite des Mages, était la première fête chômée de l'année. La fête de St. Jean, le 24 juin, et celle de St. Pierre, le 29 juin, étaient également chômées. A cette époque de l'année, tout le monde était aux mayens avec le bétail. Le soir de ces deux fêtes, on allumait des feux de joie. Les enfants étaient mobilisés quelques jours auparavant pour aller chercher du bois dans la forêt pour qu'on puisse faire un beau feu.

On raconte que Jean-Antoine Fournier allumait ces feux et qu'il recueillait les cendres qu'il répandait, le jour de l'inalpe, sur le chemin où passait le bétail. C'était, dit-on, pour le protéger des fléaux qui auraient pu survenir. Ces feux de joie étaient d'ailleurs allumés dans l'ensemble du canton.

L'église de Veysonnaz a été placée sous la protection de Notre-Dame Auxiliatrice, la patronne de la paroisse qu'on fêtait le 24 mai. Le 21 novembre, fête de la présentation de la Vierge au Temple et le 2MarieAuxilliatrice février, fête de la Visitation, c'était également la "patronale" à Clèbes.

On se souvient aussi de l'importance que revêtaient les cérémonies des funérailles.

«Au jour fixé pour l'ensevelissement, les invités se présentaient devant la maison mortuaire. Il fallait les presser d'entrer pour prendre le déjeuner. On versait aussi du vin, surtout aux porteurs, et il n'était pas rare d'envoir qui se tenaient à peine debout au départ du cortège. Au milieu des pleurs des parents, on disposait le mort dans la "caisse" que l'on fermait avec un couvercle plat qu'on fixait avec des clous à grands coups de marteau, le bruit sinistre faisait éclater les sanglots. Et l'on se mettait en route. Si l'on venait de Verrey ou de Veysonnaz, il fallait près de deux heures de marche. Les hommes qui faisaient partie de la Confrérie du St. Sacrement étaient revêtus de l'habit blanc serré par un cordon à la ceinture et surmonté d'un capuchon.

Après la cérémonie à l'église, on descendait le cercueil dans le "creux" en présence de tous les assistants ; on le recouvrait aussitôt de terre, les premières pelletées sur le bois rendaient un bruit lugubre. C'est au retour de l'église que se déroulait, pour les invités, le repas principal. La grande salle (pilo) était pleine de tables disposées le long des parois. On devait en emprunter chez les voisins. Ces tables étaient recouvertes de nappes blanches ou rayées, en toile de chanvre et qu'on appelait "manti". On les conservait précieusement dans une "arche" ou bahut du grenier pour ces circonstances.

Chaque table était chargée de quartiers de fromage, de pain, de channes ou de pots à vin. Le chocolat au lait remplissait des bidons garnis, chacun, d'une louche et l'on en remplissait à sa guise des bols ou des plats en terre cuite dans lesquels on coupait du pain blanc. Et le festin allait bon train. A mesure que le fendant et l'humagne produisaient leurs effets, des conversations animées et même des rires bruyants remplaçaient la tristesse de commande du début. Il n'était même pas rare d'entendre des discussions assez vives sur l'héritage, lorsque quelqu'un était décédé sans laisser d'héritiers directs.

C'était une occasion de dépenses onéreuses, surtout pour les familles peu aisées. On devait avoir soin de conserver toujours à la cave assez de vin et de fromage d'alpage pour le cas d'un décès. Une grande préoccupation, pour chacun, était de laisser assez de biens "pour se faire enterrer" comme on disait alors. Outre ces ripailles, la famille du défunt était tenue de faire cadeau d'un complet neuf à une personne de la parenté ou autre, mais du même sexe que le trépassé. L'heureux destinataire devait, en retour, dire un certain nombre de Rosaires, correspondant au poids des habits reçus. C'est de cet usage qu'était venue, pour quelqu'un qui croyait n'avoir plus longtemps à vivre, l'expression "presto a bayé etzuiri". Il était par conséquent, grand temps de mettre un terme à de tels abus !

 

caveEn 1812, un certain Dr. Schiner parcourait le Valais ; il faisait halte dans chaque village et notait ses impressions, voici ce qu'il retient de son passage à Veysonnaz.

«On observe d'abord sur une belle hauteur, et immédiatement au-dessous d'une jolie petite forêt de mélèzes, et au-dessus de belles prairies un grand village nommé Veisonna, assez peuplé, où les habitants sont de braves gens, menant une vie dure et laborieuse, mais dont les hommes qui viennent tous les samedis au marché de Sion pour y vendre des bois de bâtisse et autres, sont très adonnés au vin, et même à l'ivrognerie, au point même qu'ils retournent ordinairement chez eux assez pris de vin, tandis que leurs épouses sont fort braves, vertueuses et modestes.

Les gens de Veisonna sont au reste assez honnêtes et affables, et d'un caractère doux et paisible ; leur habillement est d'un drap grossier du pays, tirant sur le noir, mais leur langage, comme celui de tous les montagnards de cette rive du Rhône, est un jargon français très difficile à comprendre, et très dur à prononcer».

Ce tableau peu complaisant montre une société solidement repliée sur elle-même, vivant presque en autarcie. Ce n'est que depuis 1870 environ, que les Veysonnards commencent à descendre régulièrement à Sion et font commerce de leurs modestes produits ; au retour, leurs mulets sont chargés de denrées de base, un peu de sucre, de sel et de café.

 

Ainsi vivait-on à Veysonnaz vers la fin du siècle dernier. Les gens achetaient peu de choses : du café, du sel et, de temps en temps, un pain bis. On vivait de ses produits : comme chaque famille avait du bétail, on tuait une vache ou un boeuf ; ainsi on avait suffisamment de viande pour toute l'année... ou presque. Durant l'hiver et au début du printemps, les propriétaires de vaches apportaient le lait à la laiterie. Selon la quantité de lait, on avait droit à un certain nombre de kilos de fromage, de beurre et de sérac. Le même processus se reproduisait lorsque les vaches étaient à l'alpage. Les produits laitiers ne manquaient généralement pas et les propriétaires de gros troupeaux étaient fiers de montrer à leurs parents ou à leurs proches l'impressionnante rangée de fromages soigneusement alignés et bien entretenus à la cave.

Beaucoup de familles avaient des vignes et on encavait un peu de vin. Il est évident qu'on ne vendait pas la vendange ; toute la récolte était montée au village et était consommée. A la fin du printemps, lorsque les tonneaux étaient presque vides on "faisait la piquette". L'opération consiste à rajouter de l'eau et un peu de sucre au vin restant dans le tonneau. La "piquette" était la boisson traditionnelle du paysan pendant les pénibles travaux de la campagne.

En été, tous les hommes en bonne santé travaillaient la campagne; en hiver ils "gouvernaient" le bétail et coupaient du bois. On profitait aussi de prendre quelque repos, après les durs travaux de la "bonne saison". De temps en temps, il y avait, en hiver, une "coupe de bois" qui donnait du travail aux hommes et qui assurait la réserve de bois de chauffage. Faire une coupe de bois c'est abattre des arbres dans la forêt mais pas n'importe lesquels. Le garde-forestier, armé de la hachette dont le talon-marteau porte en relief les lettres VZ, marque de la commune, pratique une entaille en forme d'écusson sur la tige du sapin et frappe l'empreinte du marteau, tandis que le marqueur écrit à la craie le numéro du lot. Il comprendra un, deux, trois, quatre arbres ou plus, suivant leur grosseur. Reportés sur des billets indiquant le nombre de sapins ou de mélèzes les numéros sont tirés au sort.

En contrepartie, celui qui a décidé de tirer un lot devra faire une corvée, à savoir une journée de "manoeuvre". Le forestier en assure l'organisation et la direction. Il fait procéder à l'amélioration des chemins forestiers, à la construction de nouveaux tronçons et au reboisement des terrains communaux.

LucienTheodulozOn parle de la montagne et on écrit sur la montagne, souvent avec grandeur et poésie. Pour beaucoup, nous sommes devenus un objet d'étude quand ce n'est pas une curiosité à déguster avant qu'elle ne disparaisse. Bernard Crettaz a bien saisi cet état de choses quand il écrit: «Le regard sur l'Alpe a été empreint d'une ferveur éminemment positive. Au départ, il y a comme un parti pris de célébration ou un rite d'épopée. Bien évidemment, de sévères et graves objections sont adressées, en ville, à l'égard du nouveau paysage montagnard. Mais tout ce bruit n'est proféré qu'en référence à une image idéale de la montagne que l'on s'est inventée. Malgré l'apparente usure du temps, le peuple des Alpes conserve son actualité lyrique. Il y a plus : dans les "bucoliques" toutes récentes, le berger devient, ou redevient, une utopie et une nostalgie. Paysans et montagnards, une nouvelle fois, sont mobilisés pour témoigner de l'anti-ville». Il est évident que parler de Veysonnaz, ce n'est pas évoquer un milieu culturel urbain. Il faut se décentrer ; il faut voir cela d'ailleurs. Puisqu'«Il y a comme une image stéréotypée de la montagne. Il y a comme une image fabriquée et figée des montagnards. Cette image, avec ses sédimentations successives est simple et complexe, ancienne et nouvelle, archaïque et récente: on renouvelle la perception, sur la permanence des thèmes identiques. Tout a commencé avec la découverte moderne de la montagne au dix-huitième siècle, découverte faite par la ville et pour les besoins de la ville. Les citadins ont regardé avec des yeux neufs la montagne physique et la montagne humaine. Et alors, ils ont eu comme une "révélation" : ces montagnards, dans leur vie primitive, leur signifiaient un état de nature !A leurs yeux, nos ancêtres étaient intacts ! Et la ville, en crise à l'aube des révolutions du dix-huitième siècle, eut recours à ce qui lui paraissait être l'authenticité des gens de là-haut: dans un monde en perdition, les montagnards devenaient un modèle d'enracinement, de pureté et de stabilité. Ainsi est née et s'est solidifiée cette double image d'un état de nature, là-haut, et des Alpes, berceau de la démocratie. Une nouvelle vision de l'homme appelait une nouvelle vision politique.

Pour une large part, la Suisse moderne est née de cette combinaison entre le citadin d'en-bas et le paysan de là-haut. Ce phénomène est à comprendre en référence à d'autres phénomènes complexes, qu'ils soient l'intégration économique entre la ville et la montagne ou la naissance d'une littérature nationale. Le paradoxe réside dans le fait qu'au moment où la montagne donnait à la ville une sorte de modèle anthropologique, celle-ci commençait à dominer la montagne. La première identité nationale des Alpes fut en même temps le commencement de leur subordination». A Veysonnaz, on constate depuis une vingtaine d'années des changements profonds qui suivent de lourdes transformations économiques : on délaisse de plus en plus la terre pour se recycler dans d'autres emplois, ailleurs et puis, ici. Le tourisme et la cohorte d'activités qu'il induit occupe de plus en plus de Veysonnards.

Tous ces bouleversements ne se sont pas produits sans que l'identité locale subisse des conséquences. L'arrivée des "étrangers" a été le premier signe de la pénétration au village d'une autre culture, d'un autre mode de vie. D'autre part, «la ville nous a définis, nous donnant une identité au-delà de nos cloisonnements régionaux. Elle a créé, ou plus exactement, elle s'est créé une image de la montagne. Dès lors, pour déceler la "vérité paysanne", les choses seraient assez simples s'il n'y avait que cette image urbaine à circonscrire et à isoler qui permettrait de voir, mieux et directement, les paysans et les montagnards eux-mêmes. Seulement voilà ! Les choses ne se sont pas passées si simplement ! Il n'y a pas, d'un côté, la ville avec ses inventions et ses mythes de la montagne et de l'autre, la montagne avec sa vérité nue. Il n'y a pas de vérité nue, mais rencontre et imbrication. A partir de la découverte moderne des Alpes, par la multiplication des communications, les montagnards sont entrés dans le circuit de la ville. Et l'image que celle-ci avait des montagnards, ils en ont fait, pour une part, leur propre image et ont redonné à la ville l'image qu'elle avait créée d'eux et pour elle. Ils ont emprunté, pour une part, l'identité que la ville leur faisait endosser.(...) Ce phénomène doit être situé dans une économie et une société de première importance pour les Alpes : le tourisme. On ne dira jamais assez le rôle primordial qu'a joué le tourisme dans la détermination de l'identité montagnarde. A travers la première grande révolution touristique (1850-1900), puis à travers la seconde (1950-1960), il s'est créé, sur la question de l'identité, une demande de la ville et une offre de la montagne. A la jonction des deux s'est structurée l'image de la montagne que la ville avait fait naître.

Dans l'économie et la culture touristiques, le citadin cherche à la montagne des éléments naturels - air, soleil, nature, neige - et des éléments culturels - vieille civilisation paysanne, vieilles fêtes,ousse vieux rites, vieux villages et vieux objets offerts comme jouissance de vacances. Et parmi tout cela, aujourd'hui tout comme hier, le citadin cherche inlassablement l'homme authentique, celui de la vraie race, de la vraie montagne, le vrai... Les montagnards l'ont compris. A cette demande du citadin, ils offrent du vieux partout, de l'authentique et du vrai. Ils font revivre le passé, mais un beau passé. Ils le recréent ; ils maintiennent la tradition telle qu'on la leur demande. Fantastique création touristique du passé et de la tradition ! Celle-ci a joué comme marchandise offerte aux touristes et, plus profondément, comme identité de permanence et de retour pour les montagnards. Ils ont trouvé par une tradition revivifiée pour "les besoins de la cause" et au moment où tout changeait, un lieu sécurisant d'enracinement. Le décollage économico-touristique des Alpes fut l'étonnante entrée dans l'ultra-modernité en recréant l'ultra-traditionnel. Le paradoxe n'est qu'apparent, car le tourisme est cette façon particulière d'entrer dans la modernité urbanisée en réinventant le vieux, le primitif et le passé qui ont l'allure et la réminiscence du vrai et du naturel. La "vérité paysanne" n'est donc pas simple. Il n'y a pas identité d'emprunt urbaine-rurale, identité marchande économico-touristique, ou faux passé recréé pour les besoins de la cause seulement... et à côté ou en dessous la "vraie vérité". Cette dichotomie n'existe pas et l'admettre serait une illusion. Ce que l'on veut dire ici est que cette identité est tout aussi vraie que n'importe quelle autre, mais qu'elle est le résultat d'une interpénétration ville-campagne, qu'elle ne dit pas tout, et qu'il y a une réalité essentielle de la vie paysanne qu'elle censure et qu'il est temps de briser cette censure (...)». Et puis la vie a bien changé. En quelque sorte, tout s'est transformé à tous les niveaux de ce qu'il convient d'appeler la vie quotidienne. On voit ainsi apparaître comme un début de fracture dans les belles images de la montagne.

 

«L'une des images les plus magnifiques donne à voir, là-haut, un lieu exemplaire de la démocratie communale. Une autre image, tout aussi merveilleuse, donne à voir un lieu exemplaire de culture originale. Or, sur ces deux réalités, le pouvoir et les valeurs, les montagnards savent désormais qu'il y a lieu d'être sans illusion. Dans ce que l'on a appelé le développement de la montagne, nous avons appris depuis longtemps à poser la question : qui décide de nous ? Et cette question en fait naître d'autres (...) Il en va de même pour l'ordre de la culture. La montagne a basculé dans la sphère de la ville et est entrée à son tour dans le vaste processus de l'urbanisation dont la caractéristique la plus fondamentale réside dans le fait que la source des valeurs, des modes et des rites, en un mot tout ce qui fait la culture, se trouve de plus en plus en ville, créé par elle, diffusé par elle. Et la campagne, comme la montagne, n'ont qu'à suivre, subir ou consommer. En langage de spécialiste, on dit que la montagne est de plus en plus acculturée, c'est-à-dire soumise à une culture qu'elle doit endosser et qui lui vient d'ailleurs, de la ville.

 

On peut bien, dès lors, célébrer à nouveau le berceau de la démocratie et le lieu d'une culture originale. Il y a fracture dans le discours officiel sur la montagne et cassure, quelque part, dans les belles images de l'Alpe. On peut bien chanter la louange comme le font les mille chants citadins ou les mille prospectus touristiques. Il y a un "vide", et ce vide nous oblige à chercher autrement la vérité paysanne.

  Les belles images sur la montagne, les beaux discours sur les Alpes avaient écarté, oublié ou censuré une part capitale de la vie réelle des montagnards. Aujourd'hui, du plus lointain, du plus profond de la tradition vivante jaillissent de multiples témoignages sur la vie d'autrefois. Il suffit de prêter l'oreille. La tradition orale est là avec son incroyable richesse. De nos parents, de nos grands-parents et, par ces derniers, de nos anciens, la vie réelle de la montagne émerge. De la tradition vivante jaillit le témoignage d'une vie différente de celle fabriquée par les images stéréotypées. Ainsi, on se souvient avec force de ce qui a été oublié ou censuré, on se souvient de la lutte incessante pour la survie ; de la pauvreté ; des durs conflits ; de l'existence des riches et des pauvres et de la domination des riches sur les pauvres ; des malheurs toujours possibles ; des tristesses, des souffrances et des joies».

C'est à partir de ces réflexions et de cette prise de conscience que ce livre a été écrit. Modestement, il voudrait évoquer quelques grands moments de l'histoire d'un lieu qui nous est cher. Successivement, nous recueillerons quelques signes de l'origine de ce village, nous soulignerons l'impact du mode d'organisation de la vie sociale sur l'existence de chacun et nous rappellerons les multiples tentatives de construction de groupes de jeunes qui ont ponctué la période récente de la vie collective à Veysonnaz. Faut-il préciser que nous avons choisi de présenter des images, d'évoquer des tableaux sans prétendre restituer la totalité de la richesse de ces réalités qui vivent encore au coeur de toutes celles et ceux qui les ont connues. Affirmons-le, il s'agit ici, en quelque sorte d'un récit issu de la mémoire collective puisque pas moins de quarante personnes du village, jeunes, moins jeunes et témoins d'antan nous ont fait part de leurs souvenirs, de leurs réflexions, de leurs analyses et des documents qu'ils conservaient dans un tiroir ou un galetas.

«L'une des images les plus magnifiques donne à voir, là-haut, un lieu exemplaire de la démocratie communale. Une autre image, tout aussi merveilleuse, donne à voir un lieu exemplaire de culture originale. Or, sur ces deux réalités, le pouvoir et les valeurs, les montagnards savent désormais qu'il y a lieu d'être sans illusion. Dans ce que l'on a appelé le développement de la montagne, nous avons appris depuis longtemps à poser la question : qui décide de nous ? Et cette question en fait naître d'autres (...) Il en va de même pour l'ordre de la culture. La montagne a basculé dans la sphère de la ville et est entrée à son tour dans le vaste processus de l'urbanisation dont la caractéristique la plus fondamentale réside dans le fait que la source des valeurs, des modes et des rites, en un mot tout ce qui fait la culture, se trouve de plus en plus en ville, créé par elle, diffusé par elle. Et la campagne, comme la montagne, n'ont qu'à suivre, subir ou consommer. En langage de spécialiste, on dit que la montagne est de plus en plus acculturée, c'est-à-dire soumise à une culture qu'elle doit endosser et qui lui vient d'ailleurs, de la ville.

On peut bien, dès lors, célébrer à nouveau le berceau de la démocratie et le lieu d'une culture originale. Il y a fracture dans le discours officiel sur la montagne et cassure, quelque part, dans les belles images de l'Alpe. On peut bien chanter la louange comme le font les mille chants citadins ou les mille prospectus touristiques. Il y a un "vide", et ce vide nous oblige à chercher autrement la vérité paysanne.

  Les belles images sur la montagne, les beaux discours sur les Alpes avaient écarté, oublié ou censuré une part capitale de la vie réelle des montagnards. Aujourd'hui, du plus lointain, du plus profond de la tradition vivante jaillissent de multiples témoignages sur la vie d'autrefois. Il suffit de prêter l'oreille. La tradition orale est là avec son incroyable richesse. De nos parents, de nos grands-parents et, par ces derniers, de nos anciens, la vie réelle de la montagne émerge. De la tradition vivante jaillit le témoignage d'une vie différente de celle fabriquée par les images stéréotypées. Ainsi, on se souvient avec force de ce qui a été oublié ou censuré, on se souvient de la lutte incessante pour la survie ; de la pauvreté ; des durs conflits ; de l'existence des riches et des pauvres et de la domination des riches sur les pauvres ; des malheurs toujours possibles ; des tristesses, des souffrances et des joies».

C'est à partir de ces réflexions et de cette prise de conscience que ce livre a été écrit. Modestement, il voudrait évoquer quelques grands moments de l'histoire d'un lieu qui nous est cher. Successivement, nous recueillerons quelques signes de l'origine de ce village, nous soulignerons l'impact du mode d'organisation de la vie sociale sur l'existence de chacun et nous rappellerons les multiples tentatives de construction de groupes de jeunes qui ont ponctué la période récente de la vie collective à Veysonnaz. Faut-il préciser que nous avons choisi de présenter des images, d'évoquer des tableaux sans prétendre restituer la totalité de la richesse de ces réalités qui vivent encore au coeur de toutes celles et ceux qui les ont connues. Affirmons-le, il s'agit ici, en quelque sorte d'un récit issu de la mémoire collective puisque pas moins de quarante personnes du village, jeunes, moins jeunes et témoins d'antan nous ont fait part de leurs souvenirs, de leurs réflexions, de leurs analyses et des documents qu'ils conservaient dans un tiroir ou un galetas.

 

 

 

 

 

Un autre regard sur la montagne

On parle de la montagne et on écrit sur la montagne, souvent avec grandeur et poésie. Pour beaucoup, nous sommes devenus un objet d'étude quand ce n'est pas une curiosité à déguster avant qu'elle ne disparaisse. Bernard Crettaz a bien saisi cet état de choses quand il écrit: «Le regard sur l'Alpe a été empreint d'une ferveur éminemment positive. Au départ, il y a comme un parti pris de célébration ou un rite d'épopée. Bien évidemment, de sévères et graves objections sont adressées, en ville, à l'égard du nouveau paysage montagnard. Mais tout ce bruit n'est proféré qu'en référence à une image idéale de la montagne que l'on s'est inventée. Malgré l'apparente usure du temps, le peuple des Alpes conserve son actualité lyrique. Il y a plus : dans les "bucoliques" toutes récentes, le berger devient, ou redevient, une utopie et une nostalgie. Paysans et montagnards, une nouvelle fois, sont mobilisés pour témoigner de l'anti-ville». Il est évident que parler de Veysonnaz, ce n'est pas évoquer un milieu culturel urbain. Il faut se décentrer ; il faut voir cela d'ailleurs. Puisqu'«Il y a comme une image stéréotypée de la montagne. Il y a comme une image fabriquée et figée des montagnards. Cette image, avec ses sédimentations successives est simple et complexe, ancienne et nouvelle, archaïque et récente: on renouvelle la perception, sur la permanence des thèmes identiques. Tout a commencé avec la découverte moderne de la montagne au dix-huitième siècle, découverte faite par la ville et pour les besoins de la ville. Les citadins ont regardé avec des yeux neufs la montagne physique et la montagne humaine. Et alors, ils ont eu comme une "révélation" : ces montagnards, dans leur vie primitive, leur signifiaient un état de nature ! A leurs yeux, nos ancêtres étaient intacts ! Et la ville, en crise à l'aube des révolutions du dix-huitième siècle, eut recours à ce qui lui paraissait être l'authenticité des gens de là-haut: dans un monde en perdition, les montagnards devenaient un modèle d'enracinement, de pureté et de stabilité. Ainsi est née et s'est solidifiée cette double image d'un état de nature, là-haut, et des Alpes, berceau de la démocratie. Une nouvelle vision de l'homme appelait une nouvelle vision politique.