Charles-Frédéric Brun, dit «le Déserteur», fait le désespoir des historiens. Ce quadragénaire qui arrive au Trétien en automne 1843, qui est-il? D'où vient-il? Que fait-il? Mystère impossible à percer: il l'a emporté avec lui dans la tombe. Ses intimes auxquels il l'avait confié ont fait de même.
Charles-Frédéric Brun demeurera au Trétien durant l'hiver 1843/44 et repartira «à la pleine lune d'avril» (1844) en direction de Vallorcine. Ce mystérieux personnage enseigne le français et peint des images dont quatre de cette époque nous sont parvenues.
Sur un papier, écrit de sa main et conservé à Salvan, nous lisons: «... Le 4 février 1844, par Charles-Frédéric Brun natif [sic] à Colmar Département du haut Rhin en France». Mais à Colmar, toutes les tables de l'état civil ignorent le patronyme Brun ainsi que ses dérivés (Braun, Brunner etc.)... entre 1789 et 1820.
L'abbé Jérôme Gillet est curé de Nendaz depuis huit ans lorsqu'il enregistre ainsi le décès de Charles-Frédéric Brun: «Le 9 mars 1871 à midi est décédé à Veysonnaz Charles-Frédéric Brun, peintre alsacien, enseveli le 12 à Nendaz». Sur un autre registre que ce même abbé Gillet tient en qualité d'officier d'état civil il précise qu'au moment de sa mort, Brun, né de père et de mère inconnus, est âgé de 67 ans et qu'il a son «domicile» à Bieudron. Une observation marginale précise son état et son origine: «mendiant alsacien». L'abbé Gillet, «cet ancien gendarme à la poigne énergique, qui ne craignait pas de faire entrer dans l'église les récalcitrants manu militari», connaissait bien ses ouailles mais ne pouvait inscrire que ce qu'il connaissait.
De Charles-Frédéric Brun, respectons le mystère et retenons deux possibilités:
Peut-être est-il né dans un village voisin de Colmar, auquel cas seul un hasard peu probable pourrait un jour nous éclairer sur son origine; ou alors, le nom de Brun est un nom d'emprunt et, dans ce cas, le mystère demeurera encore plus total.
Pour situer le Déserteur
Le fugitif, le proscrit, le hors-la-loi ont une place d'honneur dans le cœur populaire. Le peuple les protège, dans la mesure où ses communautés sont liées par une solidarité nécessaire.
Le fugitif, le proscrit, le déserteur y sont toujours accueillis. Tout comme le braconnier, le contrebandier.
Autour d'eux, la communauté se referme, les dérobant à leurs poursuivants. Elle en éloigne les gendarmes, c'est-à-dire les forces contraignantes des lois, lesquelles ne tiennent pas compte de toutes les circonstances des vies particulières. Elles rangent, elles s'efforcent plutôt de ranger l'individu, l'individuel, l'exceptionnel dans la norme. Elles ignorent ou rejettent les raisons profondes qui motivent des actes et des attitudes "dont l'apparence trompe, étant faite d'illégalité, d'infractions, de délits. Mais il y a dessous la volonté et la tentative de répondre aux appels du cœur et de l'âme, inspirés par la vie réelle.
Vers 1843, il apparaît dans le Chablais. Il remonte la vallée d'Abondance, par les sentiers plutôt que par les routes, fait halte chez les petites gens plutôt que dans les auberges, et mieux encore sous-bois que sous-toit.
Sans doute a-t-il appris qu'outre frontière, en Bas-Valais, les terres de l'abbaye de Saint-Maurice sont un refuge pour toute espèce de fugitifs. Ils sont nombreux, dans le demi-siècle houleux de la Révolution française, de l'Empire napoléonien, de l'agitation républicaine, bonapartiste, légitimiste. En ce moment, Louis-Philippe règne, Guizot gouverne. Il y a huit ans, le roi a échappé à un attentat. Dans cinq ans, c'est le pouvoir qui lui échappera au profit d'une république de quatre ans bientôt mise en cage par un autre Napoléon. Il y a bien des raisons dans tout cela pour agir en partisan et choisir, en cas d'échec, l'exil plutôt que la prison. Le chemineau du matin froid des forêts n'a pas dit les siennes, tout en allant vers le domaine des chanoines, alors seigneurs jusqu'à Bagnes, Salvan, Choex, Vérossaz, Vouvry. Prudemment, solitairement, il a cherché le passage vers ce refuge. Il ne demande guère son chemin. A trop faire voir qu'il ne le sait pas, il se rendrait suspect.
Venait-il de Thonon? Le moins aventureux, pour un piéton isolé et peu montagnard, c'est le Pas de Morgins très boisé où l'orientation est cependant facile à garder quand une fois on est sur le versant du Val d'Illiez.
Venait-il de Samoëns? Il pouvait atteindre le Val d'Illiez par le col de Chézery, les Portes de l'Hiver ou celles du Soleil. Les vastes alpages des Crosets l'eussent versé, à la fin, vers la vallée; mais s'orienter là-haut n'est pas si simple. Ou bien alors faut-il trouver le commencement de la Vièze de Morgins, passer par Porcheresse et arriver au bon endroit par les bois. Mais encore pouvait-on passer le col de Coux pratiqué par les contrebandiers, et atteindre Champéry.
Les trois chemins mènent à Troistorrents, à la vue de la plaine de Monthey. Sur la droite, le prodigieux créneau Morcles Cime de l'Est, scié jusqu'à la base par le Rhône, cache Saint-Maurice, pont sur le fleuve, foyer spirituel, cœur de bon accueil aux pèlerins et aux fugitifs.
Il descend au Pas, trouve le pont sur la Vièze de Champéry, passe Chenarlier, Choex, descend sur Massongex, arrive à Saint-Maurice et frappe à la porte de l'abbaye.
Rencontre-t-il alors le chanoine Helzelet, naguère professeur à l'abbaye? A cette époque et depuis 1832, il est curé de Vollèges, au-delà de Martigny, sur la rive droite de la Dranse de Bagnes, non loin de Sembrancher. Dans sa jeunesse, Helzelet avait été nommé pour quelque temps, par l'évêque de Strasbourg, curé de Grandfontaine, dans le Jura penché vers l'Alsace. S'il est à l'abbaye ce jour-là, il aura accueilli chaleureusement l'homme qui se dit «natif à Colmar» donc alsacien. On aura parlé de l'Alsace!
Peut-être aussi n'y était-il pas. On aura seulement enseigné au chemineau le chemin de Vollèges en lui recommandant d'aller chez Helzelet «l'Alsacien», en réalité Souabe de naissance toujours prêt à aider les proscrits. Un long chemin! Mais l'homme qui a déjà fait à pied les vallons et les routes de Savoie et du Chablais n'en est plus à compter les jours et les heures de marche.
A Vollèges, l'accueil est bon. Mis en confiance, l'homme dit son nom: Charles-Frédéric Brun. Il n'en dira jamais plus. Il repart. Il a une recommandation pour le chanoine Etienne Maret, curé de Salvan. Derechef, c'est la route, les sentiers, le couvert des bois où il rencontre moins de monde, où le pain est rare. Salvan n'est qu'une étape, il faut monter plus haut, vers un gîte plus sûr: Le Trétien, où l'on va seulement par un chemin muletier.
Il frappe à la porte de la maison dite «Dessous-le-Scex», bâtie mi-bois, mi-pierre en 1712, léguée par Antoine Bochatay dit Le Riche aux Gross, dont trois frères y vivent à ce moment-là, en garçons. A l'automne de 1843, Charles-Frédéric Brun arrive au hameau du Planuet, au bord des petits prés pentus, dans les herbages fanés, sous les houles de nuages précédant l'hiver.
Il a trouvé son lieu d'asile sur les coteaux ensoleillés où les beaux blés font des damiers vert-tendre au printemps, jaune d'or en août, entre les foins, les forêts, les petits vergers, les pâturages. La population est assez nombreuse pour accueillir un homme de plus. Au siècle dernier, Haute-Nendaz, au-dessus de la plaine que le Rhône dévaste et rend insalubre, fait de si riches moissons que les gens de Conthey et de Vétroz montent acheter du blé, au prix parfois d'un carré de vigne. Et la veille de Noël, les mendiants arrivent par centaines pour recevoir du pain, du fromage, et même du jambon.
A la belle saison, Brun aura sa cabane dans les bois. Aux mois rudes, une grange, un raccard. Il ne voulut jamais entrer dans une maison.
Sauf à l'heure de son agonie. Alors, il accepta d'être porté dans une grange. Car, dit-il, «on ne reçoit pas le Bon Dieu dans une écurie».
D'ailleurs, il ne demande rien. Il paraît préférer vivre frugalement, parfois de racines comestibles mangées crues sur le champ. Il s'excusera d'avoir déterré quelques pommes de terre un jour de grande faim.
Il est soigneux de sa personne, autant que faire se peut. Ses belles mains blanches deviennent vite légendaires, jamais engagées dans les travaux de la terre, du bétail ou de la forêt, ce qu'on ne lui demandait d'ailleurs pas.
Il rédige des charmes contre le mauvais sort ou le mal de dent, les voleurs, les maladies des animaux. Il sait les vertus des plantes et les faits connaître, écrit des cantiques, invente des chansons. Surtout, il peint; sur commande ou par reconnaissance de belles images pieuses ou des tableaux de famille; souvent, par préférence, la famille mère de toutes les autres, la Sainte-Famille et ses animaux familiers, au cœur d'une ronde d'étoiles, de fleurs et d'anges. Il signe Charles-Frédéric Brun. Mais il est connu sous le nom choisi par la communauté et qui lui vaut bon accueil, cordialité, protection: le Déserteur.
Il vit au plus simple, et même misérablement. Et sa présence est un don magnifique aux deux vallées de son séjour.
De sa fuite, il n'a rien dit, sauf peut-être en confession, mais rien ne délie ce silence. Fait rare, il s'est dépouillé de son histoire. C'est pourtant ce qu'on aime tant à raconter au voisin de seuil, de table ou de chemin. Son œuvre ne laisse rien deviner d'une mélancolie ou d'une nostalgie. Son cœur y paraît toujours au printemps. En cela déjà, elle est admirable. Elle est partout heureuse. Et partout assurée de dire parfaitement ce qu'on lui demande. Composée avec simplicité et sans hésitation, de manière toujours semblable, dans des couleurs toujours claires, comme les visages qui sont toujours jeunes. On ne devine des difficultés que dans le dessin des mains, fréquemment maladroit. La nature n'est pas copiée, elle est partout présente et comble de ses fleurs et de ses palmes les vides de la composition. Beaucoup plus tard, en 1888, dix-sept ans après sa mort, Victor Tissot, dans sa «Suisse inconnue» raconte que la rebouteuse la «mège» d'Hérémence lui dit, alors qu'il regardait la peinture ornant une armoire: «Joli! Peint par déserteur français, ancien élève en théologie... A fait bêtise, tué son capitaine... est venu ici... Etait menuisier... Est mô...».
Cette fois, le vent est tombé de ses semelles. Son pas est lourd au pays nendard. Mais là au moins on ne lui demande pas ses papiers. Sa parole seulement, son cœur et son talent. Il a soixante six ans et réside surtout à Brignon, Veysonnaz et Verrey. Remontait-il vers Hérémence, ce jour de 1871 où les forces lui manquèrent? Il était parti de Bieudron. Un paysan lui ouvre sa grange. Il se couche dans le foin, grelottant de fièvre sous la froide bise de mars filtrant à travers les planches. Il ne se relèvera pas. Un dernier rêve le soutient: prendre congé de Jean-Barthélemy Fragnière qui lui ouvrit le cœur du pays. Le paysan monte à Haute-Nendaz le chercher. Plus tard, deux hommes entrent dans la grange: celui du premier accueil et celui du dernier. Et Fragnière reçoit du mourant le crucifix qu'il a sculpté.
Dans le registre de la paroisse de Nendaz, il est écrit: «Le 9 mars 1871 à midi est décédé à Veysonnaz Charles-Frédéric Brun, peintre alsacien domicilié à Bieudron, enseveli le 12 à Nendaz.»
Par quel temps fut-il porté pour son dernier voyage? C'était encore l'hiver, les grandes bises à couteaux de gel, les éclaboussures aveuglantes de soleil sur la neige, les ciels de porcelaine bleue, les nuées noires collant à la terre brune. Il y eut ce jour de mars où un cortège noir et court descendait de Veysonnaz par de roides sentiers qui font le pas sec, lent et fortement appuyé. Quatre hommes deux par deux, marchaient de part et d'autre du cercueil communal qu'ils portaient sur de fortes barres de bois. Un mulet suivait. Ce serait pour la remontée à Basse-Nendaz où est le cimetière de la paroisse.
Le cercueil arrimé sur son échine, le mulet fit quelques pas, jusqu'à la chapelle de Sainte-Agathe; et s'arrêta obstinément. Il n'irait pas plus loin. Savait-il que la coutume interdit de faire porter les morts par des animaux? Les quatre hommes reprennent les barres. On ira bien jusque là-haut, puisqu'il le faut. Après Brignon, il y a le château et le passage des torrents. On aura la force; puisqu'il faut. On y mettra le temps. Deux heures, peut-être...
Quand ils furent à la vue de l'église, le glas se mit à sonner. Au-dessus, la petite cloche la «metsotte» de Saint-Michel de Haute-Nendaz sonnait aussi. Elle saluait le retour définitif de celui qui l'avait revêtue de beauté. Le paroissien avait effacé le mendiant; le peintre avait racheté le déserteur.